paru dans la revue GONG n° 18 de Janvier 2008
Marcel Peltier : Damien, l’A.F.H. publie ton recueil de haïkus intitulé « Marelle de lune », pourrais-tu nous dévoiler la genèse de ces textes ?
Damien Gabriels : En réalité, ces textes n’ont pas été écrits spécifiquement pour ce recueil ; ils sont en fait extraits des carnets où je consigne au fil des jours, ou presque, mes haïkus. Il se trouve qu’en reprenant ces carnets, je me suis aperçu qu’un certain nombre de mes textes comportaient, soit une notion de mouvement, de passage, de « chemin » au sens large, soit au contraire un aspect lié à la sédentarité car écrits sans bouger de chez moi, en observant simplement ce qui m’entoure. Il m’a semblé intéressant de réunir ces deux approches et de les mettre en contrepoint, afin d’illustrer deux facettes possibles du haïku.
J’ai par la suite découvert, au hasard (?) de mes lectures, cette phrase écrite par Yves Leclair dans « Manuel de contemplation en montagne » : « Nomade ou sédentaire, le voyage n’a pas de fin ». Elle m’a paru rejoindre et éclairer exactement la teneur de mon projet, d’où sa mise en exergue de « Marelle de lune ».
Tu parles de carnets de notes. Ma question est simple : pourrais-tu nous expliquer ta méthode habituelle de création de haïkus ? Es-tu un partisan d’un seul jet ou alors retravailles-tu tes textes ? Que recherches-tu particulièrement ? Qu’évites-tu généralement ? Es-tu attaché à une structure préalable ou, au contraire, préfères-tu te laisser porter par le vent de l’inspiration ?
Voilà une question simple, mais à multiples tiroirs ! Comme chacun de nous, je crois, mon écriture du haïku repose à la base sur l’attention à notre environnement quotidien et sur la faculté à en percevoir les petits événements porteurs de sens, d’émotion, d’humour, etc. C’est là peut-être ma plus grande difficulté tant j’ai à travailler sans cesse cette disponibilité d’attention et d’éveil pour être plus encore à l’affût de ce qu’offre le quotidien.
J’écris relativement peu de textes sur le coup, même si cela arrive bien sûr. J’ai souvent besoin de moments de calme, de recul pour mettre en mots les observations ou les émotions perçues dans la journée ou dans la semaine. Avec, qui sait, peut-être le risque d’introduire un léger biais entre le moment vécu et le moment tel que le traduit mon haïku … Je m’efforce toujours, en tout état de cause, de rester dans mon écriture le plus proche possible de ma perception initiale. Dans ces moments d’écriture au calme, il m’arrive aussi fréquemment d’écrire sur ce que je perçois dans l’instant autour de moi, et de rejoindre ainsi la création immédiate.
Tu me demandais par ailleurs si j’écrivais d’un seul jet : là également cela peut se produire parfois, mais à vrai dire la majeure partie de mes premiers jets ne me satisfont généralement pas. Je travaille et retravaille donc presque tous mes haïkus, avec l’objectif de leur donner deux caractéristiques qui me semblent primordiales : le maximum de simplicité et le phrasé le plus naturel possible. J’apprécie qu’un haïku « coule » naturellement, sans affectation, ni tournure artificielle. Ceci m’a conduit à abandonner progressivement la forme fixe du 5/7/5 à laquelle j’essayais de me contraindre lors de mes premiers pas dans le haïku, comme c’est souvent le cas. Certains parviennent à se couler dans cette forme avec beaucoup de réussite et je trouve cela parfait. Je privilégie pour ma part une autre démarche : dire d’abord selon la forme qui me semble la mieux adaptée, et compter ensuite … Si c’est en 5/7/5, c’est bien ; si ce n’est pas en 5/7/5, c’est bien aussi : l’important à mes yeux étant le fond et la capacité à transmettre une émotion, quelle qu’elle soit, au lecteur.
Ta réponse ne me surprend nullement, Damien : tu confirmes ta démarche d’authenticité et d’ouverture à la pluralité ; je parie que tes explications intéresseront nombre de nouveaux venus au haïku. Depuis combien de temps pratiques-tu l’écriture du haïku ? As-tu conscience que ton écriture a évolué ou bien, très rapidement, t’es-tu installé dans une procédure qui te convenait ? En d’autres termes, as-tu étudié des modèles d’auteurs ? Te sens-tu disciple d’un auteur célèbre ?
J’ai réellement découvert le haïku en 2001 en lisant « Neige » de Maxence Fermine, mais j’avais dû en entendre parler précédemment car j’ai l’impression que ce livre a fait écho en moi à des lectures plus anciennes. Cette découverte s’est produite assez naturellement à un moment où mes lectures justement s’orientaient de plus en plus vers des formes courtes : nouvelles, chroniques, poésie. A peine « Neige » terminé, je me suis mis à chercher des ouvrages sur le haïku et je suis tombé dans ma librairie préférée sur deux recueils d’Yves Gerbal : « Haïkus de Provence » et « Haïkus de Provence – Autres saisons », dans lesquels l’auteur introduit ses textes par des préfaces très bien faites sur le haïku et qui m’ont donné l’envie d’aller plus loin. J’ai ainsi, par hasard, entamé ma découverte du genre par des haïkus contemporains, et peut-être cela a-t-il orienté ma perception et mon écriture : aurais-je été tenté par la suite de m’essayer à l’écriture si j’avais commencé par lire les grands classiques japonais ? Difficile de le certifier …
Toujours est-il que, tout en poursuivant la recherche d’informations sur le haïku, je me suis mis assez rapidement à mes premières tentatives d’écriture. Ceci ayant coïncidé avec l’acquisition d’un ordinateur et la découverte sur Internet de forums d’échanges et de sites sur le haïku, j’ai pu ainsi partager mes essais, prendre en compte les conseils, les remarques, les encouragements des uns et des autres, découvrir d’autres formes d’écriture … et devenir totalement accro au haïku …
Je ne peux pas dire que je me sente disciple d’un auteur célèbre en particulier. J’essaie au maximum d’être ouvert à la grande diversité du haïku. Ceci étant il est vrai que des auteurs comme Issa, Buson, Jack Kerouac pour une certaine part de ses textes, ou Thierry Cazals dans le haïku francophone contemporain, sont pour moi des modèles, tant sur le plan de leur façon d’observer le monde au travers de leurs haïkus que sur le plan de leur écriture.
Un petit exemple au travers d’un haïku de Thierry Cazals :
poisson rouge du coiffeur
que connaît-il du monde à part
les cheveux qui tombent ?
Que dire de plus ?
Tu me demandais aussi, Marcel, si je pensais que mon écriture avait évolué. Si sur le fond, les raisons pour lesquelles j’écris du haïku sont restées les mêmes depuis le début, c’est à dire essentiellement garder trace de petits moments d’émerveillement et d’attention au quotidien, d’abord pour moi mais aussi avec l’envie de les faire partager à d’autres, il est évident que ma façon d’écrire a évolué. La pratique, la lecture de très nombreux haïkus ou senryus, les échanges, mes goûts personnels également, m’ont amené progressivement à épurer mon écriture, à en éliminer le superflu, pour aller, comme je le disais précédemment, vers plus de simplicité, de concision ; sans toutefois aller jusqu’au minimalisme qui t’est cher …
J’essaie aussi de faire miennes des notions que je crois très importantes dans le haïku et que j’ai mis du temps à assimiler : le fait de suggérer plutôt que de dire, et l’indispensable ouverture du haïku.
Pourrais-tu nous en dire plus sur cette ouverture dans le haïku ?
Je reprendrais à ce niveau ce que j’écrivais en guise de présentation de mes « Trios » publiés par les Adex (2006). En adoptant une vision plus large, et après quelques années de pratique, le haïku m’apparaît en effet être avant tout une poésie d’ouverture :
ouverture au monde par l’attention et le regard sur tout ce qui nous entoure, qui sont les bases de son écriture
ouverture aux autres : une forme courte aisément partageable, centrée sur le concret et dénuée de tout intellectualisme
ouverture à l’autre, pour la liberté qu’il laisse à chaque lecteur de devenir co-auteur de chaque haïku, en le faisant sien au travers de ses propres expérience et perception.
Oui, c’est clair pour moi et je partage ton point de vue. Reste un seul point sur lequel je voudrais avoir ton avis : le non-dit dans le haïku. Ou encore, comment procèdes-tu pour amener le lecteur potentiel à la méditation ou à la réflexion ?
Encore une question difficile : comment trouver le juste équilibre entre le « trop dire » et le « non-dit absolu » ? D’un côté, le risque de ne laisser aucune place à l’interprétation du lecteur ; de l’autre, le risque que le haïku ne soit compris que par son auteur… La voie est étroite et, je crois, fort variable d’un auteur à l’autre et d’un lecteur à l’autre.
Il me semble, comme beaucoup, que j’ai sans doute tendance à trop dire, de peur que le lecteur ne saisisse pas exactement ce que j’ai voulu exprimer. A y réfléchir, la clé est probablement celle-ci : faire beaucoup plus confiance au lecteur, à sa capacité d’interpréter, d’entrer avec ses propres références dans le haïku. Et si le non-dit débouche sur une interprétation différente de celle voulue par l’auteur, tant mieux peut-être car cela montre la richesse du texte.
Je crois aussi qu’il y a différents niveaux de « non-dit », entre par exemple de simples détails laissés volontairement dans l’imprécision et le mystère général d’un texte laissant place à de multiples interprétations, en passant par l’emploi d’images déclenchant l’association avec un environnement non décrit explicitement. Dans chaque cas, néanmoins, le lecteur est sollicité, à un niveau plus ou moins fort, mais sa participation est toujours requise.
Pour tenter d’illustrer ceci, permets-moi de prendre en exemple deux de mes haïkus :
premier jour d’hiver –
le ciel toujours aussi bleu
sur le calendrier
un bruit de pas
furtifs dans l’escalier –
premiers chants d’oiseaux
Dans le 1er cas, tout, ou beaucoup, peut sembler être dit à première vue. Et pourtant, il reste encore, il me semble, un peu d’espace au lecteur pour imaginer la couleur du ciel par la fenêtre ou l’emplacement du calendrier dans la pièce, ressentir l’ambiance du premier jour de l’hiver avec tout ce que cela peut signifier (arrivée du froid, proximité des Fêtes de fin d’année, etc.). Un niveau de « non-dit » peut-être minimal mais néanmoins existant.
Dans le 2ème cas, le niveau de « non-dit » est beaucoup plus important, l’ensemble du haïku pouvant être interprété de différentes façons en fonction du lecteur : est-ce le bruit de pas de mon chat partant en chasse ? de mon épouse se levant de bon matin en essayant de ne pas réveiller la maison endormie ? de mon fils qui rentre aux petites heures du matin ? …
L’intégration du « non-dit » passe pour moi par la nécessité de travailler les haïkus, en éliminant tout ce qui en ferme l’interprétation, en insérant un détail susceptible de faire deviner l’ensemble et/ou l’ambiance générale, à l’inverse parfois en taisant un détail trop révélateur, en ne nommant pas l’objet du haïku mais en tentant de le suggérer, en laissant en suspens un aspect de l’image… Systématiquement, j’essaie aussi de me mettre à la place du lecteur pour apprécier la part de liberté et d’interprétation personnelle qui lui reste dans chaque haïku.
Pour finir sur la seconde partie de ta question, je voudrais dire que je n’ai pas la prétention de vouloir amener le lecteur à la réflexion ou à la méditation. Si, tout simplement, je pouvais le faire un peu rêver, ce ne serait déjà pas trop mal ! C’est peut-être là ma seule ambition !
Damien, je tiens à te remercier pour tes réponses claires et précises, tout en espérant qu’elles apporteront bien plus que tu ne crois aux lecteurs.
Merci également à toi Marcel pour cet échange qui m’a permis de réfléchir sur certains aspects de ma pratique du haïku et de les formaliser. Dans ma pratique quotidienne, je n’analyse pas la composition de mes haïkus, ni les aspects techniques que l’on peut éventuellement y trouver. Je suis avant tout attaché à ce que je pourrais appeler une forme d’écriture « naturelle », et non à l’emploi conscient de techniques.
Pour terminer, je voudrais dire à celles et ceux qui le souhaiteraient que leurs commentaires sont bien sûr les bienvenus. A bientôt !
Novembre – décembre 2007