Tivadar Gorilovics

« Les moments poétiques de Jean-Richard Bloch » (extrait)
paru dans la Revue d’Études Françaises (n° 7 – 2002)

***

[…]

« Dans un tout autre registre, loin de ces compositions pour grands orchestres, c’est le poète des haï-kaïs et outas (Ndr : Jean-Richard Bloch) que l’on entend : cette fois, c’est de la musique de chambre ou même, plus subtilement, un air de flûte champêtre.

Quoi de plus artiste, écrivait Paul Jamati (15), que ces haï-kaïs et ces outas où il s’est complu vers 1920, cherchant le « cristal originel », la « sensation mère » dégagée de son « halo de sensibilité diffuse » ? Comme il a su s’y garder du trait qui dégénère en jeu d’esprit ! Comme il a su en voiler les mots au profit de ce qu’ils évoquent. Je ne citerai que deux haï-kaïs parmi des dizaines :

Nuit sur les fenêtres,
Nuit sur les champs et les routes,
Moi seul et ma lampe.

Janvier multiplie
Les miroirs bleus des ornières
Au soleil couchant.

Sur ce chapitre des haï-kaïs et outas (ou haikus et tankas, comme on préfère, semble-t-il, les appeler maintenant), il y aurait bien des choses à dire encore, à commencer par les problèmes que pose la définition ou du moins la description générique de cette forme poétique d’origine japonaise. (Notre Kosztolányi s’y intéressait aussi.) La difficulté majeure du haï-kaï, aux yeux de Jean-Richard Bloch qui en a envoyé quelques-uns à Jacques Rivière pour les publier dans la Nouvelle Revue Française, c’est que, dans ce genre de poésie, « les apparences de l’extrême concision avoisinent celles de l’extrême banalité » et que l’on se trouve là « en présence d’un effet artistique inverse de celui que poursuit notre poétique européenne, et par là même assez déconcertant » (16). Il faudrait aussi reconstituer l’histoire de sa réception en France, dès avant la Première guerre, sans oublier d’accorder, comme il se doit, à Jean-Richard Bloch lui-même la part qu’il avait prise dans l’acclimatation du genre, notamment en prenant l’initiative de ce qui devait aboutir, sur la proposition de Jean Paulhan, à la « petite anthologie de haï-kaïs français » publiée dans le numéro de septembre 1920 de la Nouvelle Revue Française. C’est bien Jean-Richard Bloch qui eut le premier l’idée de composer des haï-kaïs et d’en proposer la publication, en mars 1920, à Jacques Rivière. Celui-ci, plutôt réticent, exprimait d’abord sa « perplexité », ce qui amenait Jean-Richard Bloch à s’expliquer, dans sa lettre du 20 mars, sur les raisons de son intérêt pour cette forme d’expression insolite. Jacques Rivière qui cherchait à ce moment-là à effacer le fâcheux souvenir d’un désaccord qui l’avait opposé l’année précédente à son confrère, à la suite de son refus de publier dans la N.R.F. sa Lettre aux Allemands, allait consulter finalement Jean Paulhan qui, intéressé par cette nouveauté, a proposé finalement de publier une « anthologie » de haï-kaïs (17).

[…]

Une nouvelle pierre vient d’être ajoutée à la lente et patiente restauration d’un édifice qui mérite certainement mieux qu’un classement superficiel dans quelque guide bleu littéraire du XXe siècle.(19)  »

TIVADAR GORILOVICS
Debrecen

(15) Art. cité, p. 85.
(16) Lettre à Jacques Rivière, du 20 mars 1920. Jacques Rivière – Jean-Richard Bloch. Correspondance 1912-1924, présentée et annotée par Alix Tubman, Bulletin des Amis de Jacques Rivière et d’Alain-Fournier, 1994, nos 71/72/73, pp. 64-65.
(17) Pour toute cette affaire, on se reportera à l’édition par Alix Tubman de la correspondance de Jacques Rivière et de Jean-Richard Bloch qui reproduit, pp. 69-70, la suite de haï-kaïs parus dans la N.R.F. et, en appendice, la Lettre aux Allemands (pp.89-99). On en trouve le résumé dans l’édition de la Correspondance d’André Gide – Jean-Richard Bloch, 1910-1936, par Bernard Duchatelet, Brest, Centre d’Étude des Correspondances et Journaux intimes des XIXe et XXe siècles, 1997, pp. 99-103 et 107-108. Voir aussi Jean Paulhan, Choix de lettres I, 1917-1936, La littérature est une fête, par Dominique Aury et alt, Gallimard, 1986, p. 38 et pp. 437-439. Jean-Richard Bloch devait d’ailleurs, après la sortie du numéro de septembre, proposer à Rivière un article sur le haï-kaï que celui-ci n’a pas retenu, ne sachant, lui disait-il, si « après la petite introduction de Paulhan, il reste encore quelque chose à en dire » (lettre du 18 septembre 1920). L’article a paru finalement en juillet 1924 dans la revue Europe sous le titre de « Pour un haï-kaï français ».

[…]

(19) Cet article était déjà rédigé au moment de la parution du volume contenant les contributions du colloque international organisé à Paris en novembre 1997 par la BnF et l’association Études Jean-Richard Bloch : « Jean-Richard Bloch ou l’écriture et l’action », sous la direction d’Annie Angremy et de Michel Trebitsch, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2000, 336 p. En rapport avec le sujet de cet article, je renvoie le lecteur à la remarquable contribution de Haruo Takahashi : « Jean-Richard Bloch et le débat sur le haïkaï français », pp. 109-117, même si le débat, sur certains points du moins que je ne puis aborder ici, reste ouvert.